« M. Gambetta a quitté Paris, hier matin, pour se rendre à Joigny ». Brève, la nouvelle est relayée par de nombreux quotidiens parisiens. L’homme qui, en 1877, a fait gagner les législatives aux républicains, par deux fois, et conduit le président Mac Mahon à se « soumettre » au verdict des urnes, est alors porté par une incroyable vague de popularité. Durant l’automne 1878, il sillonne la France, menant, pour les républicains, la campagne pour les élections sénatoriales prévues en janvier 1879. Son voyage triomphal est notamment marqué par le discours de Romans, le 12 septembre 1878, resté célèbre dans l’histoire de la IIIe République. Mais ce n’est pas pour des motifs politiques qu’il vient à Joigny.
Si Léon Gambetta vient à Joigny, c’est pour se reposer quelques jours. Son jeune secrétaire particulier, Joseph Arnaud de l’Ariège (il a 33 ans), vient d’y acquérir le château de Villechétive, en forêt d’Othe, non loin de Dixmont et Cerisiers. Le fils de Frédéric Arnaud de l’Ariège (député de l’Ariège et maire du 7e arrondissement de Paris, mort quelques mois plus tôt), est un passionné de chevaux et a l’intention d’y développer un élevage de purs-sangs. Durant son séjour au château, amplement rythmé par les parties de chasse, Gambetta côtoie notamment Suzanne, la veuve de Frédéric Arnaud, et le député républicain du Sénonais, Victor Guichard, lui-même père de Suzanne.
Au bout de quatre jours, il est temps pour Gambetta de rentrer à Paris. Et c’est là, devant la gare de Joigny, que se produit une scène, racontée par la Constitution d’Auxerre et reprise par tous les journaux de la capitale. Avant qu’il ne monte dans le train, Victor Guichard présente au chef des républicains, « une dame de Joigny ». « Permettez à une républicaine de vous serrer la main », lui demande-t-elle. Fort courtoisement, il accepte en disant : « Je suis d’autant plus heureux d’accéder à votre désir que, jusqu’ici, les dames républicaines ne sont pas encore bien nombreuses ». « Ailleurs peut-être, reprend la dame ; mais à Joigny, je crois pouvoir le dire, nous sommes en grande majorité ».
La dame en question s’appelle Augustine Duret. Agée de 36 ans, elle est la fille d’Onézime Bertin, ancien distilleur et négociant de Joigny, et surtout farouche républicain. Membre du conseil municipal, il est un fidèle du maire Henri Bonnerot, né à Neuilly (Yonne), comme lui. Augustine est aussi l’épouse de Louis Duret, qui a repris la distillerie de son beau-père. Lui aussi est un républicain convaincu, et son engagement actif de libre-penseur l’amènera à refuser toute cérémonie religieuse pour ses obsèques. Chez les Bertin-Duret, la république est un combat, d’autant qu’en 1878, elle est encore loin d’avoir gagné la partie.
Difficile de cerner l’engagement républicain d’Augustine Duret, en un temps où les femmes sont privées de droits, et notamment du droit de vote. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’anecdote provoque l’irritation de la presse catholique et monarchiste. Pour elle (et largement pour la presse républicaine, il faut bien le dire), les femmes sont par nature frivoles, et sous l’étroit contrôle de leur mari et du curé. Affirmer son indépendance d’idées, a fortiori si elles sont républicaines, relève au mieux du grotesque, au pire de l’indécence. C’est bien l’avis du journaliste du Figaro, Albert Millaud qui, le 28 décembre 1878, ironise : « Que toutes les femmes laides ou qui ont passé quarante ans, fassent de la politique, je ne m’y oppose pas. Au contraire, j’en serais bien aise. Autrefois elles étaient coquettes ou dévotes. Coquettes, elles se couvraient de ridicule. Dévotes, elles manquaient d’agrément. (…) Quand toutes les femmes mûres seront républicaines, il y aura quelques joyeux moments à passer. Tous les ministres seront beaux hommes, et on se racontera à la tribune tous les petits scandales de la vie privée ; mais je demande grâce et merci pour les jeunes femmes ». Belle leçon de phallocratie.
Devenu successivement président de la Chambre des députés, ministre, président du Conseil, Gambetta vient souvent se reposer dans l’Yonne, et notamment chez Suzanne Arnaud, en son château familial de Jouancy, près de Soucy. La rumeur d’un futur mariage court même à Paris (il est né en 1838 ; elle, en 1831). Mais rien ne permet de l’étayer. Trois mois avant sa mort, il retourne à Jouancy. Le 30 octobre 1882, il écrit à sa maîtresse, Léonie Léon : « Je reviens de la campagne de Mme Arnaud, dans l’Yonne, un peu enrhumé, très reposé de corps et prêt à reprendre le harnais parlementaire ». A cette époque, la république triomphe enfin, et Augustine Duret, « la dame de Joigny », peut s’enorgueillir d’y avoir contribué, à sa manière.
Christian Delporte