Les « fêtes vénitiennes » de Joigny.
De 1876 à 1911, tous les cinq ans, Joigny organise de grandes fêtes de la Saint-Jean, dont le point d’orgue est la parade nocturne de chars nautiques sur l’Yonne. Son apparition n’est pas étrangère à la rivalité, toute pacifique, qui l’oppose à Auxerre. Au XVIIIe siècle, la controverse portait sur le vin, Joviniens et Auxerrois affirmant qu’ils produisaient le meilleur breuvage. À la fin du XIXe siècle, la concurrence se déplace sur le terrain des fêtes populaires et leur impact dans la presse, car nous sommes entrés dans l’ère médiatique. Auxerre était célèbre pour sa « retraite illuminée », louée par Alexandre Dumas, avec son splendide défilé de chars nocturne. Joigny lui répond par un autre défilé de chars mais, cette fois, sur l’eau, à la manière vénitienne.
Les fêtes de Joigny drainent bien au-delà de la foule jovinienne ou icaunaise. Grâce au chemin de fer, les Parisiens viennent assister au spectacle par trains spéciaux. La ville a même obtenu le parrainage du Petit Journal, l’un des quatre plus importants quotidiens nationaux, tiré chaque jour à un million d’exemplaires.
Ces fêtes nautiques sont un grand moment de communion populaire : la ville fournit les embarcations et, pendant des mois, artisans et bénévoles les préparent pour le défilé.
Selon les journaux, les spectacles les plus impressionnants sont ceux de 1906 et de 1911, immortalisés par des photos, bientôt reprises sous forme de cartes postales. L’édition de 1916 n’a pas lieu, empêchée par la guerre. La tradition s’éteint par la suite. Après-guerre, la ville organisera d’autres défilés de chars, le long des quais, mais sans l’éclat d’autrefois.
Voici comment Le Petit Journal les présente, le 9 juin 1906 :
« Les fêtes de Joigny »
Joigny s’apprête, Le Petit Journal l’a déjà annoncé, à célébrer avec un éclat exceptionnel, le milieu de l’été, la fête de la Saint-Jean.
Pendant deux jours, la vieille cité jovinienne, qui se mire coquettement dans l’Yonne aux eaux limpides, sera trop petite pour contenir la foule qu’elle convie à des réjouissances dont on gardera longtemps le souvenir.
Le programme des 24 et 25 juin comporte un important concours de musique, un grandiose concours de pêche, organisé par Le Petit Journal, et dont nous reparlerons, des courses de chevaux, et enfin quelque chose d’extraordinaire, d’imprévu et de superbe, qui suffirait à attirer des milliers et des milliers de curieux.
On connaît la retraite illuminée d’Auxerre ; c’est une tradition qui se poursuit depuis des années et des années un coup d’œil qu’on ne peut avoir que là.
Les Joviniens, voyant le triomphe remporté par leurs voisins, se sont piqués au jeu. Copier Auxerre n’était pas de leur goût ; il fallait s’en inspirer et faire autre chose : la fête lumineuse sur l’Yonne était trouvée. Ce que c’est, il faut l’avoir vu pour concevoir spectacle aussi merveilleux, coup d’œil aussi féerique.
Dès que la nuit vient, des centaines de barques s’illuminent et sillonnent le bassin en aval du pont, reflétant dans l’eau les milliers de lanternes vénitiennes formant guirlandes et festons, les ballons multicolores où la fantaisie japonaise entre en concurrence avec les oranges et les grenadines monstrueuses.
La nuit est venue.
Alors, aux yeux étonnés et ravis de la foule, surgissent d’étranges apparitions. Du bas de la rivière remontent des palais enchantés, brillant de mille feux, enguirlandés de perles lumineuses, de pierres précieuses éblouissantes ; les colonnes de marbre se détachent de l’ombre, les constructions les plus curieuses s’éclairent tout à coup durant que la foule compacte éclate en bravos, quand du haut du pont tombe une cascade de feu et que des orchestres dissimulés dans des kiosques surprenants, évoluent sur l’eau, remplissent l’air d’harmonies.
Cette féerie dure plusieurs heures, et personne ne s’en lasse, et personne ne quitte sa place avant que les lumières peu à peu s’éteignent et que les étoiles, un instant éclipsées, prennent la suite des illuminations.
Voilà ce que prépare Joigny, et si l’on savait comme toute la population s’y adonne ! Tous ces palais, ces kiosques, ces sujets variés dont quelques-uns sont comiques, sortent de l’imagination – et des mains des habitants. On n’achète rien, on ne paie rien, ni dessin, ni peinture, ni construction. La ville fournit les bateaux, des commissaires dévoués taillent la besogne, la distribuent, utilisant toutes les bonnes volontés. Des équipes se forment, et depuis des mois, chaque soir on cloue, on colle, on découpe, on peint avec ardeur. On se doutera de la tâche accomplie, en sachant que plusieurs des sujets lumineux qui circuleront bientôt sur l’Yonne mesurent 30 m. de long, 15m. de haut, et qu’il a fallu d’énormes péniches pour les monter.
Ces sortes de fêtes ne reviennent que tous les cinq ans depuis 1876. Jamais elles n’auront eu tant d’ampleur que cette année, et l’on peut leur prédire un incomparable succès.
Le Petit Journal, par son immense publicité, sera heureux de contribuer au succès de ces fêtes splendides. »